Return to Privé : Chroniques sur l’immigration à travers le roman

Les migrations imaginées : présentation

« Nous avons été longtemps analysés,
sans que jamais personne ne se donne la peine de nous connaître.
 Julie, je te raconterai tout ce que les chiffres ne disent pas. »

Naomi Fontaine, Shuni (2019, Mémoire d’encrier, p. 12)

Présentation des objectifs

J’ai passé ma vie professionnelle à observer le monde à travers le prisme des statistiques.  Je ne m’en excuse pas car pour moi tout commence par là.   Pendant toutes ces longues années, submergé dans les recensements et les enquêtes, j’ai collecté (et lu) un grand nombre de romans traitant des migrations.  Il est clair que ces romans ont influencé mes perceptions.  Depuis longtemps j’ai constaté que l’écriture romanesque réussissait parfois mieux que nos rapports scientifiques à véhiculer des réalités migratoires toutes remplies d’émotions, de déchirures, mais aussi d’espoirs.  Non pas que je suggère le remplacement de l’une (la science) par l’autre (la littérature), mais que l’on gagne à « écouter » les deux.

Pour écrire de telles chroniques, trois options s’offraient à moi.  D’abord, le premier choix est issu de la sociologie de la littérature et du roman, tel que pratiqué de façon remarquable par Pierre Saint-Arnaud[i], en particulier dans son livre In the Land of the Free : le paradoxe racial à travers le roman social africain (Presses de l’Université Laval, 2012).  La deuxième approche s’intéresse à ce que plusieurs auteurs appellent « l’écriture migrante », focalisant sur les écrivains migrants ou comme les appellent Clément Moisan et Renate Hildebrand, Ces étrangers du dedans[ii].  Même si ces deux approches du roman m’ont inspiré et influencé, j’ai opté pour une troisième approche plus personnelle axée sur la thématique migratoire telle que l’on la retrouve dans ce que j’appelle les romans migratoires ou les migrations imaginées.

Mon choix des romans (mon corpus) vise essentiellement à répondre à la question suivante : que nous apprend le roman sur l’histoire de l’immigration au Québec?  Cette histoire est toujours racontée du point de vue des majoritaires.  Trois groupes sont particulièrement absents de cette histoire : les  groupes autochtones, les Noirs et les femmes migrantes.  J’ai décidé de leur donner la priorité.  Je vais donc privilégier les points de vue « de l’intérieur », i.e. l’expérience migratoire telle que vécue par les actrices et les acteurs eux-mêmes.

Enfin, mon choix des romans se fera autour des questions de base que l’on se pose dans la recherche sur les migrations.  C’est en tant que sociologue et démographe que j’interrogerai les romans retenus.  Pour ce faire, comme toute enquête, il est nécessaire d’avoir un cadre qui précise les questions et les thèmes à étudier.  Le cadre analytique que je suivrai est le même que celui que j’ai utilisé dans mes travaux scientifiques.  Comme la migration est un phénomène multidimensionnel, il fait appel à un nombre considérable de facteurs.  J’ai  tenté de rassembler ces facteurs dans un cadre analytique que j’ai présenté ailleurs[iii].   En résumé, les questions à la base des recherches sur les migrations font référence à trois contextes spatiaux : le contexte mondial, le contexte d’origine et celui de la destination.  Dans les trois cas, il faut examiner les facteurs situationnels (contextes économiques, politiques, sociaux), ceux reliés aux réseaux  (familles, clans, groupe ethnique) et enfin les facteurs de niveau individuel (genre, âge, classe sociale).  Tous ces facteurs jouent autant sur les causes des émigrations que sur le type d’intégration.  Les études statistiques privilégient les indicateurs « objectifs », comme par exemple le niveau de revenu ou la réussite scolaire.  Par contre, les romans nous offrent l’occasion de scruter l’expérience migratoire au niveau subjectif tel que vécu par les protagonistes.

Chaque roman pris individuellement peut rendre compte de l’un ou l’autre facteur mais rarement la totalité de l’expérience migratoire.  Il faut donc voir mes chroniques comme des pièces d’un casse-tête qui, chacune à leur façon, façonne l’histoire complexe des immigrations au Québec.  J’adopte donc une approche inductive : la synthèse – ou la vue d’ensemble –  n’apparaîtra qu’une fois toutes les pièces réunies (ce qui n’empêchera pas des synthèses partielles, comme par exemple lorsque nous aurons terminé l’interrogation des romans concernant les populations autochtones).

Victor Piché, 3 mars 2021


[i] Malheureusement il nous a quitté le 23 mars 2013.  Voir mon compte rendu du livre dans la revue Nouvelles perspectives en sciences sociale, vol. 9, no. 1, 2013, pp.357-363.
[ii] Voir par exemple Suzanne Giguère, Passeurs culturels (Nota bene, 2001); Lilyanne Rachédi, L’écriture comme espace d’insertion et de citoyenneté pour les immigrants (PUQ, 2010);  Louise Gauthier, La mémoire sans frontières (Presses de l’Université Laval, 1997).  Je me suis également inspiré de quelques travaux de synthèse sur la littérature autochtone : voir entre autres, Jean-François Caron, « La plume autochtone / émergence d’une littérature », Lettres québécoises, (no. 147, 2012, pp.12–15) et Nelly Duvicq, Histoire de la littérature inuite du Nunavik (PUQ, 2019).
[iii] Victor Piché,  « Les théories migratoires à l’épreuve du temps », dans Meintel, D., Germain, A., Juteau, D., Piché, V. et Renaud, J., L’immigration et l’ethnicité dans le Québec contemporain, Presses de l’Université de Montréal, 2018, pp. 41-57.